Bonjour Professeur, après un premier Colloque sur Mirbeau en Tunisie, le 19 octobre, un second est annoncé en Algérie, le 6 janvier prochain. Peut-on dire que l’Afrique commence à s’intéresser à Octave Mirbeau ?
Oui, certes, il y a là un début encourageant, et j’espère bien que l’intérêt ne s’arrêtera pas là. Il faudrait y ajouter une interview de moi que vous avez mise en ligne et qui a été apparemment pas mal lue au Cameroun. Et deux autres projets en Algérie : la création d’une adaptation théâtrale, en arabe, du Journal d’une femme de chambre, et un numéro Mirbeau de la revue littéraire du Maghreb, L’Ivrescq. Mais ce n’est là qu’un début, continuons le combat ! Bien sûr, l’Afrique en général est sous-équipée en matière de culture, de bibliothèques, de théâtres, de journaux et d’universités, et ce retard constitue un handicap pour faire connaître la littérature. Mais comme j’ai mis toute l’œuvre de Mirbeau et la plus grande partie de l’appareil critique en accès libre et gratuit sur Internet, il sera possible, à tous ceux qui auront envie de le découvrir, de satisfaire leur curiosité sans bourse délier, en cliquant sur les liens figurant sur les sites Internet de la Société Octave Mirbeau, ou sur les innombrables pages de Wikipédia consacrées, en toutes langues, à Mirbeau et à ses œuvres.
Alors que le livre est, pour la majorité des Africains, un objet de luxe, Mirbeau bénéficie ainsi d’un sérieux avantage par rapport à d’autres écrivains. Reste à susciter la curiosité chez un nombre croissant de lecteurs potentiels… Vous pouvez justement y contribuer, au Cameroun, auprès de vos étudiants et de vos lecteurs. D’autres s’y emploient au Maghreb. Mais il y a tout le reste du continent…
Peut-on dire que Mirbeau s’est intéressé à l’Afrique, dans l’immensité de son œuvre ?
Mirbeau n’a pas posé le pied en Afrique, pas même en Algérie, et il n’a donc, de l’Afrique, qu’une connaissance livresque. Sans doute aussi, au cours de sa carrière de journaliste, a-t-il rencontré pas mal d’Européens qui y ont vécu ou y ont voyagé et qui ont pu lui raconter des anecdotes, dont le grand romancier était friand, car elles sont les plus à même de faire apparaître la réalité des êtres et des choses, par-delà les discours mystificateurs et les apparences trompeuses. Or, justement, Mirbeau est le grand démystificateur : il révèle toutes les turpitudes et tous les crimes que cherchent, au contraire, à camoufler les « grimaces » des dominants. Notamment les atrocités des conquêtes coloniales, qui, à l’époque, ne posaient pas de problème à l’immense majorité des Européens, car les puissances coloniales réussissaient à leur faire croire qu’elles apportaient aux peuples d’Afrique, supposés « sauvages » ou « barbares », les lumières de la civilisation, les bienfaits du progrès et, par-dessus le marché, grâce à des conversions forcées au christianisme, catholique ou protestant, l’amour de l’humanité promis par leur dieu, au nom duquel Français, Anglais, Allemands, Italiens, Portugais et Belges pillaient et massacraient en toute bonne conscience… Autant d’énormes mensonges, dénoncés par Mirbeau.
Pour lui, les véritables barbares, ce ne sont pas les Africains, mais bien plutôt le général Archinard, le conquérant du Soudan (actuel Mali), qui ne connaît qu’un moyen de « civiliser » les Africains, c’est d’en « tuer sans pitié, un grand nombre », et cela d’autant plus sereinement que « ça ne fait pas trop crier qu’on les massacre… parce que, dans l’esprit du public, les nègres ne sont pas des hommes, et sont presque des bêtes… »
On sait aujourd’hui ce qu’il en a été du dépeçage de l’Afrique et de ses conséquences dévastatrices. Mirbeau a été un des tout premiers – et des très rares, à l’époque – à révéler le dessous des cartes et à démontrer que les monstrueux massacres et le travail forcé, nouvelle forme d’esclavage, des populations d’Afrique n’avaient d’autre but, pour des prédateurs sans scrupules ni conscience, que de s’approprier cyniquement d’immenses territoires et leurs richesses, au détriment des peuples qui y étaient installés depuis des siècles…
À quoi Mirbeau fait-il référence dans le « caoutchouc rouge » ?
C’est le titre d’un sous-chapitre de La 628-E8 (1907), où Mirbeau évoque la sanglante exploitation des habitants du Congo qui, à cette époque, n’était pas encore une colonie de la Belfique, mais était la propriété personnelle du roi des Belges, Léopold II, ce « roi d’affaires », que Mirbeau compare à son personnage d’affairiste sans scrupules, Isidore Lechat… C’est au prix de massacres et de traitements sanglants qu’est produit, au Congo, le caoutchouc qui sert notamment à fabriquer les pneus des nouvelles automobiles :
Et voici que, tout à coup, je vois sur eux [les Noirs, paisibles et joyeux], et qui les menace, le fouet du trafiquant, du colon et du fonctionnaire. Je n’en vois plus que conduits au travail, revolver au poing, aussi durement traités que les soldats dans nos pénitenciers d’Afrique, et revenant du travail harassés, la peau tailladée, moins nombreux qu’ils n’étaient partis. Je vois des exécutions, des massacres, des tortures, où hurlent, pêle-mêle, sanglants, des athlètes ligotés et qu’on crucifie, des femmes dont les supplices font un abominable spectacle voluptueux, des enfants qui fuient, les bras à leur tête, leurs petites jambes disjointes sous le ventre qui proémine. Nettement, dans une plaque grise, dans une boule noire, j’ai distingué le tronc trop joli d’une négresse violée et décapitée, et j’ai vu aussi des vieux, mutilés, agonisants, dont craquent les membres secs. Et il me faut fermer les yeux pour échapper à la vision de toutes ces horreurs, dont ces échantillons de caoutchouc qui sont là, si immobiles, si neutres, se sont brusquement animés.
Voilà les images que devraient évoquer presque chaque pneu qui passe et presque chaue câble, gainé de son maillot isolant. Mais on ne sait pas toujours d’où vient le caoutchouc. Ici, on le sait : il vient du Congo. C’est bien le red rubber, le caoutchouc rouge. Il n’en aborde pas, à Anvers, un seul gramme qui ne soit ensanglanté. […]
Et il faut toujours plus de pneus, plus d’imperméables, plus de réseaux pour nos téléphones, plus d’isolants pour les câbles des machines. Aussi, de même qu’on incise les végétaux, on incise les déplorables races indigènes, et la même férocité, qui fait arracher les lianes, dépeuple le pays de ses plantes humaines.
Un siècle plus tard, les choses ont-elles réellement changé ? J’ai bien peur que les multinationales et les milliardaires européens ou américains – et, depuis peu, chinois – ne continuent, en toute impunité, à piller allègrement les ressources du continent, pour leurs profits et pour les besoins de l’industrie.
Pouvez-vous nous dégager les grands moments du centenaire de la mort d’Octave Mirbeau ?
La commémoration internationale du centenaire de la mort d’Octave Mirbeau, qui a commencé en 2016 et se poursuivra en 2018, comporte de nombreux volets et s’adresse à la fois au grand public et aux lettrés.
* Pour le grand public, il y a de très nombreuses représentations théâtrales de pièces de Mirbeau ou d’adaptations du Journal d’une femme de chambre ; des expositions (notamment à Grenade et au Musée Rodin) ; des conférences et des lectures, un peu partout en France et à l’étranger ; et des traductions d’œuvres de Mirbeau en diverses langues (italien, espagnol, polonais, allemand et anglais). Voir le calendrier des festivités mirbelliennes : http://www.mirbeau.org/calendrier.html.
* Sur le plan universitaire, la Société Octave Mirbeau et ses divers relais ont organisé quantité de colloques et de journées d’étude ;
– En France : au Sénat, à Morlaix, à Angers, à Limoges (le 8 décembre) et à Paris (colloque organisé par l’université de Chicago, du 13 au 15 décembre).
– À l’étranger : à Debrecen (Hongrie), La Plata (Argentine), Podgorica (Monténégro), Spokane (États-Unis), Tunis (Tunisie), Grenade (Espagne), Bruxelles (Belgique), Lódz (Pologne) et Mostaganem (Algérie). Voir, sur notre site, la liste de ces colloques et celle des publications Mirbeau : http://mirbeau.asso.fr/colloques_publications.htm.
Il y a eu là une mobilisation internationale d’une ampleur inespérée, d’autant plus surprenante et méritoire que nous n’avons reçu aucune espèce de soutien, ni moral, ni pratique, ni, à plus forte raison, financier, de la part du Ministère français de la Culture, qui était aux abonné absents. Nous avons dû faire avec les modestes moyens du bord et beaucoup d’huile de coude, au prix de sérieux sacrifices financiers. Face à l’ostracisme de ces institutions que Mirbeau n’a cessé de démasquer et de tourner en ridicule, et qui se vengent un siècle après sa mort, il a fallu compter sur beaucoup de bonnes volontés à travers le monde pour mener à bien tant de projets.
Mirbeau et l’Afrique une histoire d’amour ? Quel est votre plus grand souhait ?
Comme Octave Mirbeau, j’aimerais que les hommes puissent vivre en paix et dans un état de droit, qui respecte leurs libertés et garantisse leur sécurité. Qu’ils bénéficient des avantages du progrès, mais sans détruire la planète. Et qu’au lieu d’être de « croupissantes larves », selon l’expression de Mirbeau, ils soient des citoyens conscients de leurs devoirs autant que de leurs droits.
Mais ce n’est là qu’un beau rêve : partout on continue de massacrer et de détruire ; partout se déchaînent le fanatisme religieux et le délire raciste et nationaliste, qu’on espérait révolus ; partout gouvernent des ambitieux sans scrupules, des ploutocrates, des dictateurs ou des apprentis sorciers ; partout triomphent impunément des voleurs et des assassins, parfois avec l’aval des électeurs bernés, comme Mirbeau le révélait déjà à la fin du 19e siècle. Et partout on continue de saccager la planète, on en épuise les richesses non renouvelables et on met gravement en danger la survie même de l’humanité, comme Mirbeau l’envisageait déjà avec angoisse… Il n’y a guère de quoi pavoiser !
Octave Mirbeau, qui était un pacifiste invétéré et qui plaidait inlassablement pour une Europe en paix, soudée autour de l’amitié, franco-allemande, est mort complètement désespéré, en pleine guerre fratricide, au début de la monstrueuse boucherie de Verdun. Je crains fort de devoir, moi aussi, mourir désespéré… Que peut la voix d’un écrivain tel que Mirbeau, face à la bêtise, à l’ignorance, au fanatisme religieux, aux passions mortifères et aux appétits féroces des hommes ? Que peut-elle face à la violence sanglante des puissants de ce monde, qui sont prêts à tout pour conserver leurs milliards et leur pouvoir ?… Tout cela est profondément décourageant.
Interview réalisée par Joseph DZENE